Poésie Poesie / beaux textes

Caméo
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Une nuit à Bruxelles​


Victor Hugo

Aux petits incidents il faut s’habituer.
Hier on est venu chez moi pour me tuer.
Mon tort dans ce pays c’est de croire aux asiles.
On ne sait quel ramas de pauvres imbéciles
S’est rué tout à coup la nuit sur ma maison.
Les arbres de la place en eurent le frisson,
Mais pas un habitant ne bougea. L’escalade
Fut longue, ardente, horrible, et Jeanne était malade.
Je conviens que j’avais pour elle un peu d’effroi.
Mes deux petits-enfants, quatre femmes et moi,
C’était la garnison de cette forteresse.
Rien ne vint secourir la maison en détresse.
La police fut sourde ayant affaire ailleurs.
Un dur caillou tranchant effleura Jeanne en pleurs.
Attaque de chauffeurs en pleine Forêt-Noire.
Ils criaient : Une échelle ! une poutre ! victoire !
Fracas où se perdaient nos appels sans écho.
Deux hommes apportaient du quartier Pachéco
Une poutre enlevée à quelque échafaudage.
Le jour naissant gênait la bande. L’abordage
Cessait, puis reprenait. Ils hurlaient haletants.
La poutre par bonheur n’arriva pas à temps.
» Assassin ! – C’était moi. – Nous voulons que tu meures !
Brigand ! Bandit ! » Ceci dura deux bonnes heures.
George avait calmé Jeanne en lui prenant la main.
Noir tumulte. Les voix n’avaient plus rien d’humain ;
Pensif, je rassurais les femmes en prières,
Et ma fenêtre était trouée à coups de pierres.
Il manquait là des cris de vive l’empereur !
La porte résista battue avec fureur.
Cinquante hommes armés montrèrent ce courage.
Et mon nom revenait dans des clameurs de rage :
A la lanterne ! à mort ! qu’il meure ! il nous le faut !
Par moments, méditant quelque nouvel assaut,
Tout ce tas furieux semblait reprendre haleine ;
Court répit ; un silence obscur et plein de haine
Se faisait au milieu de ce sombre viol ;
Et j’entendais au loin chanter un rossignol.

Victor Hugo, L’année terrible
 
Caméo
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L’Artois​

Jules Breton (1827/1906) Peintre.

Poesie / beaux textes

Autoportrait.

À José-Maria de Heredia.



I
J’aime mon vieil Artois aux plaines infinies,
Champs perdus dans l’espace où s’opposent, mêlés,
Poèmes de fraîcheur et fauves harmonies,
Les lins bleus, lacs de fleurs, aux verdures brunies,
L’oeillette, blanche écume, à l’océan des blés.
Au printemps, les colzas aux gais bouquets de chrome,
De leur note si vive éblouissent les yeux ;
Des mousses de velours émaillent le vieux chaume,
Et sur le seuil béni que la verdure embaume
On voit s’épanouir de beaux enfants joyeux.
Chérubins de village avec leur tête ronde,
Leurs cheveux flamboyants qu’allume le soleil ;
De sa poudre dorée un rayon les inonde.
Quelle folle clameur pousse leur troupe blonde,
Quel rire éblouissant et quel éclat vermeil !
Quand nos ciels argentés et leur douce lumière
Ont fait place à l’azur si sombre de l’été ;
Quand les ormes sont noirs, qu’à sec est la rivière ;
Près du chemin blanchi, quand, grise de poussière,
La fleur se crispe et meurt de soif, d’aridité ;
Dans sa fureur l’Été, soufflant sa chaude haleine,
Exaspère la vie et l’enivre de feu ;
Mais si notre sang bout et brûle notre veine,
Bientôt nous rafraîchit la nuit douce et sereine,
Où les mondes ardents scintillent dans le bleu.
II
Artois aux gais talus où les chardons foisonnent,
Entremêlant aux blés leurs têtes de carmin ;
Je t’aime quand, le soir, les moucherons bourdonnent,
Quand tes cloches, au loin, pieusement résonnent,
Et que j’erre au hasard, tout seul sur le chemin.
J’aime ton grand soleil qui se couche dans l’herbe ;
Humilité, splendeur, tout est là, c’est le Beau ;
Le sol fume ; et c’est l’heure où s’en revient, superbe,
La glaneuse, le front couronné de sa gerbe
Et de cheveux plus noirs que l’aile d’un corbeau.
C’est une enfant des champs, âpre, sauvage et fière ;
Et son galbe fait bien sur ce simple décor,
Alors que son pied nu soulève la poussière,
Qu’agrandie et mêlée au torrent de lumière,
Se dressant sur ses reins, elle prend son essor.
C’est elle. Sur son sein tombent des plis de toile ;
Entre les blonds épis rayonne son oeil noir ;
Aux franges de la nue ainsi brille une étoile ;
Phidias eût rêvé le chef-d’oeuvre que voile
Cette jupe taillée à grands coups d’ébauchoir.
Laissant à l’air flotter l’humble tissu de laine,
Elle passe, et gaîment brille la glane d’or,
Et le soleil rougit sur sa face hautaine.
Bientôt elle se perd dans un pli de la plaine,
Et le regard charmé pense la voir encor.
III
Voici l’ombre qui tombe, et l’ardente fournaise
S’éteint tout doucement dans les flots de la nuit,
Au rideau sourd du bois attachant une braise
Comme un suprême adieu. Tout se voile et s’apaise,
Tout devient idéal, forme, couleur et bruit.
Et la lumière avare aux détails se refuse ;
Le dessin s’ennoblit, et, dans le brun puissant,
Majestueusement le grand accent s’accuse ;
La teinte est plus suave en sa gamme diffuse,
Et la sourdine rend le son plus ravissant.
Miracle d’un instant, heure immatérielle,
Où l’air est un parfum et le vent un soupir !
Au crépuscule ému la laideur même est belle,
Car le mystère est l’art : l’éclat ni l’étincelle
Ne valent un rayon tout prêt à s’assoupir.
Mais la nuit vient voiler les plaines infinies,
L’immensité de brume où s’endorment, mêlés,
Poèmes de fraîcheur et fauves harmonies,
Les lins bleus, lacs de fleurs, les verdures brunies,
L’oeillette, blanche écume, et l’océan des blés.

Jules Breton, Les champs et la mer
 
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Mignonne, allons voir si la rose​


Pierre de Ronsard (1524/1585)
Poesie / beaux textes



A Cassandre

Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avoit desclose
Sa robe de pourpre au Soleil,
A point perdu ceste vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vostre pareil.
Las ! voyez comme en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place
Las ! las ses beautez laissé cheoir !
Ô vrayment marastre Nature,
Puis qu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !
Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que vostre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez vostre jeunesse :
Comme à ceste fleur la vieillesse
Fera ternir vostre beauté.

Pierre de Ronsard, Les Odes
 
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« La Solitude »​


Sabine Sicaud (1913-1928) C'était bien trop jeune pour partir.

Poesie / beaux textes



Solitude … Pour vous cela veut dire seul,
Pour moi – qui saura me comprendre ?
Cela veut dire : vert, vert dru, vivace tendre,
Vert platane, vert calycanthe, vert tilleul.
Mot vert. Silence vert. Mains vertes
De grands arbres penchés, d’arbustes fous ;
Doigts mêlés de rosiers, de lauriers, de bambous,
Pieds de cèdres âgés où se concertent
Les bêtes à Bon Dieu ; rondes alertes
De libellules sur l’eau verte…
Dans l’eau, reflets de marronniers,
D’ifs bruns, de vimes blonds, de longues menthes
Et de jeune cresson ; flaques dormantes
Et courants vifs où rament les « meuniers » ;
Rainettes à ressort et carpes vénérables ;
Martin-pêcheur… En mars, étoiles de pruniers,
De poiriers, de pommiers ; grappes d’érables.
En mai, la fête des ciguës,
Celle des boutons d’or : splendeur des prés.
Clochers blancs des yuccas, lances aiguës
Et tiges douces, chèvrefeuille aux brins serrés,
Vigne-vierge aux bras lourds chargés de palmes,
Et toujours, et partout, fraîche, luisante, calme,
L’invasion du lierre à petits flots lustrés
Gagnant le mur des cours, les carreaux des fenêtres,
Les toits des pavillons vainement retondus…
Lierre nouant au front du chêne, au cou du hêtre,
Ses bouquets de grains noirs comme un piège tendu
À la grive hésitante ; vert royaume
Des merles en habit – royaume qui s’étend
Ainsi que dans un parc de Florence ou de Rome
En nappes d’émeraude et cordages flottants…
Lierre de cette allée au porche de lumière
Dont les platanes séculaires, chaque été,
Font une longue cathédrale verte – lierre
De la grotte en rocaille où dorment abrités
Chaque hiver, les callas et les cactus fragiles ;
Housse, que la poussière blanche de la ville
Givre à peine les soirs de très grand vent – pour moi,
Vert obligé des vieilles pierres,
Des arbres vieux, des toits qui penchent, des vieux toits –
Un château ? Non, Madame, une gentilhommière,
Un ermitage vert qui sent les bois, le foin,
Où les bruits de la route arrivent d’assez loin
Pour n’être plus qu’une musique en demi-teintes.
Un train sur le talus se hâte avec des plaintes,
Mais l’horizon tout rose et mauve qu’il rejoint
Transpose le voyage en couleurs de légende.
On regarde un instant vers ces trains qui s’en vont
Traînant leur barbe grise – et c’est vrai qu’ils répandent
Un peu de nostalgie au fil de l’été blond…
Mais le jazz des moineaux fait rage dans les feuilles,
Les pigeons blancs s’exaltent, le cyprès
Est la tour enchantée où des notes s’effeuillent
Autour du rossignol. Du pré,
Monte la fièvre des grillons, des sauterelles,
Toutes les herbes ont des pattes, ont des ailes –
Et l’Âne et le Cheval 2 de la Fable sont là
Et Chantecler3 se joue en grand gala
Jour et nuit dans la cour où des plumes voltigent.
Au clair de l’eau, c’est l’éternel prodige
Du têtard de velours devenu crapaud d’or,
De la voix de cristal parmi les râpes neuves
D’innombrables grenouilles. Le chat dort.
Dickette – chien s’affaire – et sur leur tête pleuvent
Des pastilles de lune ou de soleil brûlant.
S’il pleut vraiment, la pluie à pleins seaux ruisselants
S’éparpille de même aux doigts verts qui l’arrêtent.
Un tilleul, des bambous. L’abri vert du poète,
Du vert, comprenez-vous ? Pour qu’aux vieilles maisons
Rien ne blesse les yeux sous leurs paupières lasses.
Douceur de l’arbre, de la mousse, du gazon…
Vous dites : Solitude ? Ah ! dans l’heure qui passe,
Est-il rien de vivant plus vivant qu’un jardin,
De plus mystérieux, parfumé, dru, tenace,
Et peuplé – si peuplé qu’il arrive soudain
Qu’on y discourt avec mille petits génies
Sortis l’on ne sait d’où, comme chez Aladin.
Un mot vert… Qui dira la fraîcheur infinie
D’un mot couleur de sève et de source et de l’air
Qui baigne une maison depuis toujours la vôtre,
Un mot désert peut-être et desséché pour d’autres,
Mais pour soi, familier, si proche, tendre, vert
Comme un îlot, un cher îlot dans l’univers ?…

Sabine Sicaud, Les poèmes de Sabine Sicaud, 1958 (Recueil posthume)
 

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