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Anonyme
VICTOR HUGO
Actes et paroles - Avant l'exil
ASSEMBLĂE LĂGISLATIVE ( 1849-1851 ).
LA MISĂRE
9 juillet 1849.
Messieurs, je viens appuyer la proposition de lâhonorable M. de Melun. Je commence par dĂ©clarer quâune proposition qui embrasserait lâarticle 13 de la constitution tout entier serait une Ćuvre immense sous laquelle succomberait la commission qui voudrait lâentreprendre ; mais ici, il ne sâagit que de prĂ©parer une lĂ©gislation qui organise la prĂ©voyance et lâassistance publique, câest ainsi que lâhonorable rapporteur a entendu la proposition, câest ainsi que je la comprends moi-mĂȘme, et câest Ă ce titre que je viens lâappuyer.
Quâon veuille bien me permettre, Ă propos des questions politiques que soulĂšve cette proposition, quelques mots dâĂ©claircissement.
Messieurs, jâentends dire Ă tout instant, et jâai entendu dire encore tout Ă lâheure autour de moi, au moment oĂč jâallais monter Ă cette tribune, quâil nây a pas deux maniĂšres de rĂ©tablir lâordre. On disait que dans les temps dâanarchie il nây a de remĂšde souverain que la force, quâen dehors de la force tout est vain et stĂ©rile, et que la proposition de lâhonorable M. de Melun et toutes autres propositions analogues doivent ĂȘtre tenues Ă lâĂ©cart, parce quâelles ne sont, je rĂ©pĂšte le mot dont on se servait, que du socialisme dĂ©guisĂ©. (Interruption Ă droite.)
Messieurs, je crois que des paroles de cette nature sont moins dangereuses dites en public, Ă cette tribune, que murmurĂ©es sourdement ; et si je cite ces conversations, câest que jâespĂšre amener Ă la tribune, pour sâexpliquer, ceux qui ont exprimĂ© les idĂ©es que je viens de rapporter. Alors, messieurs, nous pourrons les combattre au grand jour. (Murmures Ă droite.)
Jâajouterai, messieurs, quâon allait encore plus loin. (Interruption.)
Voix Ă droite. â Qui ? qui ? Nommez qui a dit cela !
M. Victor Hugo. â Que ceux qui ont ainsi parlĂ© se nomment eux-mĂȘmes, câest leur affaire. Quâils aient Ă la tribune le courage de leurs opinions de couloirs et de commissions. Quant Ă moi, ce nâest pas mon rĂŽle de rĂ©vĂ©ler des noms qui se cachent. Les idĂ©es se montrent, je combats les idĂ©es ; quand les hommes se montreront, je combattrai les hommes. (Agitation.) Messieurs, vous le savez, les choses quâon ne dit pas tout haut sont souvent celles qui font le plus de mal. Ici les paroles publiques sont pour la foule, les paroles secrĂštes sont pour le vote. Eh bien, je ne veux pas, moi, de paroles secrĂštes quand il sâagit de lâavenir du peuple et des lois de mon pays. Les paroles secrĂštes, je les dĂ©voile ; les influences cachĂ©es, je les dĂ©masque ; câest mon devoir. (Lâagitation redouble.) Je continue donc. Ceux qui parlaient ainsi ajoutaient que « faire espĂ©rer au peuple un surcroĂźt de bien-ĂȘtre et une diminution de malaise, câest promettre lâimpossible ; quâil nây a rien Ă faire, en un mot, que ce qui a dĂ©jĂ Ă©tĂ© fait par tous les gouvernements dans toutes les circonstances semblables ; que tout le reste est dĂ©clamation et chimĂšre, et que la rĂ©pression suffit pour le prĂ©sent et la compression pour lâavenir. » (Violents murmures. â De nombreuses interpellations sont adressĂ©es Ă lâorateur par des membres de la droite et du centre, parmi lesquels nous remarquons MM. Denis Benoist et de Dampierre.)
Je suis heureux, messieurs, que mes paroles aient fait éclater une telle unanimité de protestations.
M. le prĂ©sident Dupin. â LâassemblĂ©e a en effet manifestĂ© son sentiment. Le prĂ©sident nâa rien Ă ajouter. (TrĂšs bien ! trĂšs bien !)
M. Victor Hugo. â Ce nâest pas lĂ ma maniĂšre de comprendre le rĂ©tablissement de lâordre⊠(Interruption Ă droite.)
Une voix. â Ce nâest la maniĂšre de personne.
M. NoĂ«l Parfait. â On lâa dit dans mon bureau. (Cris Ă droite.)
M. Dufournel, Ă M. Parfait. â Citez ! dites qui a parlĂ© ainsi !
M. de Montalembert. â Avec la permission de lâhonorable M. Victor Hugo, je prends la libertĂ© de dĂ©clarer⊠(Interruption.)
Voix nombreuses. â Ă la tribune ! Ă la tribune !
M. de Montalembert, Ă la tribune. â Je prends la libertĂ© de dĂ©clarer que lâassertion de lâhonorable M. Victor Hugo est dâautant plus mal fondĂ©e que la commission a Ă©tĂ© unanime pour approuver la proposition de M. de Melun, et la meilleure preuve que jâen puisse donner, câest quâelle a choisi pour rapporteur lâauteur mĂȘme de la proposition. (TrĂšs bien ! trĂšs bien !)
M. Victor Hugo. â Lâhonorable M. de Montalembert rĂ©pond Ă ce que je nâai pas dit. Je nâai pas dit que la commission nâeĂ»t pas Ă©tĂ© unanime pour adopter la proposition ; jâai seulement dit, et je le maintiens, que jâavais entendu souvent, et notamment au moment oĂč jâallais monter Ă la tribune, les paroles auxquelles jâai fait allusion, et que, comme pour moi les objections occultes sont les plus dangereuses, jâavais le droit et le devoir dâen faire des objections publiques, fĂ»t-ce en dĂ©pit dâelles-mĂȘmes, afin de pouvoir les mettre Ă nĂ©ant. Vous voyez que jâai eu raison, car dĂšs le premier mot, la honte les prend et elles sâĂ©vanouissent. (Bruyantes rĂ©clamations Ă droite. Plusieurs membres interpellent vivement lâorateur au milieu du bruit.)
M. le prĂ©sident. â Lâorateur nâa nommĂ© personne en particulier, mais ses paroles ont quelque chose de personnel pour tout le monde, et je ne puis voir dans lâinterruption qui se produit quâun dĂ©menti universel de cette assemblĂ©e. Je vous engage Ă rentrer dans la question mĂȘme.
M. Victor Hugo. â Je nâaccepterai le dĂ©menti de lâassemblĂ©e que lorsquâil me sera donnĂ© par les actes et non par les paroles. Nous verrons si lâavenir me donne tort ; nous verrons si lâon fera autre chose que de la compression et de la rĂ©pression ; nous verrons si la pensĂ©e quâon dĂ©savoue aujourdâhui ne sera pas la politique quâon arborera demain. En attendant et dans tous les cas, il me semble que lâunanimitĂ© mĂȘme que je viens de provoquer dans cette assemblĂ©e est une chose excellente⊠(Bruit. â Interruption.)
Eh bien, messieurs, transportons cette nature dâobjections au dehors de cette enceinte, et dĂ©sintĂ©ressons les membres de cette assemblĂ©e. Et maintenant, ceci posĂ©, il me sera peut-ĂȘtre permis de dire que, quant Ă moi, je ne crois pas que le systĂšme qui combine la rĂ©pression avec la compression, et qui sâen tient lĂ , soit lâunique maniĂšre, soit la bonne maniĂšre de rĂ©tablir lâordre. (Nouveaux murmures.)
Jâai dit que je dĂ©sintĂ©resse complĂštement les membres de lâassemblĂ©e⊠(Bruit.)
M. le prĂ©sident. â LâassemblĂ©e est dĂ©sintĂ©ressĂ©e ; câest une objection que lâorateur se fait Ă lui-mĂȘme et quâil va rĂ©futer. (Rires. â Rumeurs.)
M. Victor Hugo. â M. le prĂ©sident se trompe. Sur ce point encore jâen appelle Ă lâavenir. Nous verrons. Du reste, comme ce nâest pas lĂ le moins du monde une objection que je me fais Ă moi-mĂȘme, il me suffit dâavoir provoquĂ© la manifestation unanime de lâassemblĂ©e, en espĂ©rant que lâassemblĂ©e sâen souviendra, et je passe Ă un autre ordre dâidĂ©es.
Jâentends dire Ă©galement tous les jours⊠(Interruption.) Ah ! messieurs, sur ce cĂŽtĂ© de la question, je ne crains aucune interruption, car vous reconnaĂźtrez vous-mĂȘmes que câest lĂ aujourdâhui le grand mot de la situation ; jâentends dire de toutes parts que la sociĂ©tĂ© vient encore une fois de vaincre, â et quâil faut profiter de la victoire. (Mouvement.) Messieurs, je ne surprendrai personne dans cette enceinte en disant que câest aussi lĂ mon sentiment.
Avant le 13 juin, une sorte de tourmente agitait cette assemblĂ©e ; votre temps si prĂ©cieux se perdait en de stĂ©riles et dangereuses luttes de paroles ; toutes les questions, les plus sĂ©rieuses, les plus fĂ©condes, disparaissaient devant la bataille Ă chaque instant livrĂ©e Ă la tribune et offerte dans la rue. (Câest vrai !) Aujourdâhui le calme sâest fait, le terrorisme sâest Ă©vanoui, la victoire est complĂšte. Il faut en profiter. Oui, il faut en profiter ! Mais savez-vous comment ?
Il faut profiter du silence imposĂ© aux passions anarchiques pour donner la parole aux intĂ©rĂȘts populaires. (Sensation.) Il faut profiter de lâordre reconquis pour relever le travail, pour crĂ©er sur une vaste Ă©chelle la prĂ©voyance sociale, pour substituer Ă lâaumĂŽne qui dĂ©grade (dĂ©nĂ©gations Ă droite) lâassistance qui fortifie, pour fonder de toutes parts, et sous toutes les formes, des Ă©tablissements de toute nature qui rassurent le malheureux et qui encouragent le travailleur, pour donner cordialement, en amĂ©liorations de toutes sortes aux classes souffrantes, plus, cent fois plus que leurs faux amis ne leur ont jamais promis ! VoilĂ comment il faut profiter de la victoire. (Oui ! oui ! Mouvement prolongĂ©.)
Il faut profiter de la disparition de lâesprit de rĂ©volution pour faire reparaĂźtre lâesprit de progrĂšs ! Il faut profiter du calme pour rĂ©tablir la paix, non pas seulement la paix dans les rues, mais la paix vĂ©ritable, la paix dĂ©finitive, la paix faite dans les esprits et dans les cĆurs ! Il faut, en un mot, que la dĂ©faite de la dĂ©magogie soit la victoire du peuple ! (Vive adhĂ©sion.)
VoilĂ ce quâil faut faire de la victoire, et voilĂ comment il faut en profiter. (TrĂšs bien ! trĂšs bien !)
Et, messieurs, considĂ©rez le moment oĂč vous ĂȘtes. Depuis dix-huit mois, on a vu le nĂ©ant de bien des rĂȘves. Les chimĂšres qui Ă©taient dans lâombre en sont sorties, et le grand jour les a Ă©clairĂ©es ; les fausses thĂ©ories ont Ă©tĂ© sommĂ©es de sâexpliquer, les faux systĂšmes ont Ă©tĂ© mis au pied du mur ; quâont-ils produit ? Rien. Beaucoup dâillusions se sont Ă©vanouies dans les masses, et, en sâĂ©vanouissant, ont fait crouler les popularitĂ©s sans base et les haines sans motif. LâĂ©claircissement vient peu Ă peu ; le peuple, messieurs, a lâinstinct du vrai comme il a lâinstinct du juste, et, dĂšs quâil sâapaise, le peuple est le bon sens mĂȘme ; la lumiĂšre pĂ©nĂštre dans son esprit ; en mĂȘme temps la fraternitĂ© pratique, la fraternitĂ© quâon ne dĂ©crĂšte pas, la fraternitĂ© quâon nâĂ©crit pas sur les murs, la fraternitĂ© qui naĂźt du fond des choses et de lâidentitĂ© rĂ©elle des destinĂ©es humaines, commence Ă germer dans toutes les Ăąmes, dans lâĂąme du riche comme dans lâĂąme du pauvre ; partout, en haut, en bas, on se penche les uns vers les autres avec cette inexprimable soif de concorde qui marque la fin des dissensions civiles. (Oui ! oui !) La sociĂ©tĂ© veut se remettre en marche aprĂšs cette halte au bord dâun abĂźme. Eh bien ! messieurs, jamais, jamais moment ne fut plus propice, mieux choisi, plus clairement indiquĂ© par la providence pour accomplir, aprĂšs tant de colĂšres et de malentendus, la grande Ćuvre qui est votre mission, et qui peut, tout entiĂšre, sâexprimer dans un seul mot : RĂ©conciliation. (Sensation prolongĂ©e.)
Messieurs, la proposition de M. de Melun va droit Ă ce but.
VoilĂ , selon moi, le sens vrai et complet de cette proposition, qui peut, du reste, ĂȘtre modifiĂ©e en bien et perfectionnĂ©e.
Donner Ă cette assemblĂ©e pour objet principal lâĂ©tude du sort des classes souffrantes, câest-Ă -dire le grand et obscur problĂšme posĂ© par FĂ©vrier, environner cette Ă©tude de solennitĂ©, tirer de cette Ă©tude approfondie toutes les amĂ©liorations pratiques et possibles ; substituer une grande et unique commission de lâassistance et de la prĂ©voyance publique Ă toutes les commissions secondaires qui ne voient que le dĂ©tail et auxquelles lâensemble Ă©chappe ; placer cette commission trĂšs haut, de maniĂšre Ă ce quâon lâaperçoive du pays entier (mouvement) ; rĂ©unir les lumiĂšres Ă©parses, les expĂ©riences dissĂ©minĂ©es, les efforts divergents, les dĂ©vouements, les documents, les recherches partielles, les enquĂȘtes locales, toutes les bonnes volontĂ©s en travail, et leur crĂ©er ici un centre, un centre oĂč aboutiront toutes les idĂ©es et dâoĂč rayonneront toutes les solutions ; faire sortir piĂšce Ă piĂšce, loi Ă loi, mais avec ensemble, avec maturitĂ©, des travaux de la lĂ©gislature actuelle le code coordonnĂ© et complet, le grand code chrĂ©tien de la prĂ©voyance et de lâassistance publique ; en un mot, Ă©touffer les chimĂšres dâun certain socialisme sous les rĂ©alitĂ©s de lâĂ©vangile (vive approbation) ; voilĂ , messieurs, le but de la proposition de M. de Melun, voilĂ pourquoi je lâappuie Ă©nergiquement. (M. de Melun fait un signe dâadhĂ©sion Ă lâorateur.)
Je viens de dire : les chimĂšres dâun certain socialisme, et je ne veux rien retirer de cette expression, qui nâest pas mĂȘme sĂ©vĂšre, qui nâest que juste. Messieurs, expliquons-nous cependant. Est-ce Ă dire que, dans cet amas de notions confuses, dâaspirations obscures, dâillusions inouĂŻes, dâinstincts irrĂ©flĂ©chis, de formules incorrectes, quâon dĂ©signe sous ce nom vague et dâailleurs fort peu compris de socialisme, il nây ait rien de vrai, absolument rien de vrai ?
Messieurs, sâil nây avait rien de vrai, il nây aurait aucun danger. La sociĂ©tĂ© pourrait dĂ©daigner et attendre. Pour que lâimposture ou lâerreur soient dangereuses, pour quâelles pĂ©nĂštrent dans les masses, pour quâelles puissent percer jusquâau cĆur mĂȘme de la sociĂ©tĂ©, il faut quâelles se fassent une arme dâune partie quelconque de la rĂ©alitĂ©. La vĂ©ritĂ© ajustĂ©e aux erreurs, voilĂ le pĂ©ril. En pareille matiĂšre, la quantitĂ© de danger se mesure Ă la quantitĂ© de vĂ©ritĂ© contenue dans les chimĂšres. (Mouvement.)
Eh bien, messieurs, disons-le, et disons-le prĂ©cisĂ©ment pour trouver le remĂšde, il y a au fond du socialisme une partie des rĂ©alitĂ©s douloureuses de notre temps et de tous les temps (chuchotements) ; il y a le malaise Ă©ternel propre Ă lâinfirmitĂ© humaine ; il y a lâaspiration Ă un sort meilleur, qui nâest pas moins naturelle Ă lâhomme, mais qui se trompe souvent de route en cherchant dans ce monde ce qui ne peut ĂȘtre trouvĂ© que dans lâautre. (Vive et unanime adhĂ©sion.) Il y a des dĂ©tresses trĂšs vives, trĂšs vraies, trĂšs poignantes, trĂšs guĂ©rissables. Il y a enfin, et ceci est tout Ă fait propre Ă notre temps, il y a cette attitude nouvelle donnĂ©e Ă lâhomme par nos rĂ©volutions, qui ont constatĂ© si hautement et placĂ© si haut la dignitĂ© humaine et la souverainetĂ© populaire ; de sorte que lâhomme du peuple aujourdâhui souffre avec le sentiment double et contradictoire de sa misĂšre rĂ©sultant du fait et de sa grandeur rĂ©sultant du droit. (Profonde sensation.)
Câest tout cela, messieurs, qui est dans le socialisme, câest tout cela qui sây mĂȘle aux passions mauvaises, câest tout cela qui en fait la force, câest tout cela quâil faut en ĂŽter.
Voix nombreuses. â Comment ?
M. Victor Hugo. â En Ă©clairant ce qui est faux, en satisfaisant ce qui est juste. (Câest vrai !) Une fois cette opĂ©ration faite, faite consciencieusement, loyalement, honnĂȘtement, ce que vous redoutez dans le socialisme disparaĂźt. En lui retirant ce quâil a de vrai, vous lui retirez ce quâil a de dangereux. Ce nâest plus quâun informe nuage dâerreurs que le premier souffle emportera. (Mouvements en sens divers.)
Trouvez bon, messieurs, que je complĂšte ma pensĂ©e. Je vois Ă lâagitation de lâassemblĂ©e que je ne suis pas pleinement compris. La question qui sâagite est grave. Câest la plus grave de toutes celles qui peuvent ĂȘtre traitĂ©es devant vous.
Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient quâon peut supprimer la souffrance en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment quâon peut dĂ©truire la misĂšre. (RĂ©clamations. â Violentes dĂ©nĂ©gations Ă droite.)
Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis dĂ©truire. (Nouveaux murmures Ă droite.) La misĂšre est une maladie du corps social comme la lĂšpre Ă©tait une maladie du corps humain ; la misĂšre peut disparaĂźtre comme la lĂšpre a disparu. (Oui ! oui ! Ă gauche.) DĂ©truire la misĂšre ! oui, cela est possible. Les lĂ©gislateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matiĂšre, tant que le possible nâest pas fait, le devoir nâest pas rempli. (Sensation universelle.)
La misĂšre, messieurs, jâaborde ici le vif de la question, voulez-vous savoir oĂč elle en est, la misĂšre ? Voulez-vous savoir jusquâoĂč elle peut aller, jusquâoĂč elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas au moyen Ăąge, je dis en France, je dis Ă Paris, et au temps oĂč nous vivons ? Voulez-vous des faits ?
Il y a dans Paris⊠(Lâorateur sâinterrompt.)
Mon Dieu, je nâhĂ©site pas Ă les citer, ces faits. Ils sont tristes, mais nĂ©cessaires Ă rĂ©vĂ©ler ; et tenez, sâil faut dire toute ma pensĂ©e, je voudrais quâil sortĂźt de cette assemblĂ©e, et au besoin jâen ferai la proposition formelle, une grande et solennelle enquĂȘte sur la situation vraie des classes laborieuses et souffrantes en France. Je voudrais que tous les faits Ă©clatassent au grand jour. Comment veut-on guĂ©rir le mal si lâon ne sonde pas les plaies ? (TrĂšs bien ! trĂšs bien !)
Voici donc ces faits.
Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de lâĂ©meute soulevait naguĂšre si aisĂ©ment, il y a des rues, des maisons, des cloaques, oĂč des familles, des familles entiĂšres, vivent pĂȘle-mĂȘle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, nâayant pour lits, nâayant pour couvertures, jâai presque dit pour vĂȘtements, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassĂ©s dans la fange du coin des bornes, espĂšce de fumier des villes, oĂč des crĂ©atures humaines sâenfouissent toutes vivantes pour Ă©chapper au froid de lâhiver. (Mouvement.)
VoilĂ un fait. En voici dâautres. Ces jours derniers, un homme, mon Dieu, un malheureux homme de lettres, car la misĂšre nâĂ©pargne pas plus les professions libĂ©rales que les professions manuelles, un malheureux homme est mort de faim, mort de faim Ă la lettre, et lâon a constatĂ©, aprĂšs sa mort, quâil nâavait pas mangĂ© depuis six jours. (Longue interruption.) Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore ? Le mois passĂ©, pendant la recrudescence du cholĂ©ra, on a trouvĂ© une mĂšre et ses quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans les dĂ©bris immondes et pestilentiels des charniers de Montfaucon ! (Sensation.)
Eh bien, messieurs, je dis que ce sont lĂ des choses qui ne doivent pas ĂȘtre ; je dis que la sociĂ©tĂ© doit dĂ©penser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volontĂ©, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisĂ©, engagent la conscience de la sociĂ©tĂ© tout entiĂšre ; que je mâen sens, moi qui parle, complice et solidaire (mouvement), et que de tels faits ne sont pas seulement des torts envers lâhomme, que ce sont des crimes envers Dieu ! (Sensation prolongĂ©e.)
VoilĂ pourquoi je suis pĂ©nĂ©trĂ©, voilĂ pourquoi je voudrais pĂ©nĂ©trer tous ceux qui mâĂ©coutent de la haute importance de la proposition qui vous est soumise. Ce nâest quâun premier pas, mais il est dĂ©cisif. Je voudrais que cette assemblĂ©e, majoritĂ© et minoritĂ©, nâimporte, je ne connais pas, moi, de majoritĂ© et de minoritĂ© en de telles questions ; je voudrais que cette assemblĂ©e nâeĂ»t quâune seule Ăąme pour marcher Ă ce grand but, Ă ce but magnifique, Ă ce but sublime, lâabolition de la misĂšre ! (Bravo ! â Applaudissements.)
Et, messieurs, je ne mâadresse pas seulement Ă votre gĂ©nĂ©rositĂ©, je mâadresse Ă ce quâil y a de plus sĂ©rieux dans le sentiment politique dâune assemblĂ©e de lĂ©gislateurs. Et, Ă ce sujet, un dernier mot, je terminerai par lĂ .
Messieurs, comme je vous le disais tout Ă lâheure, vous venez, avec le concours de la garde nationale, de lâarmĂ©e et de toutes les forces vives du pays, vous venez de raffermir lâĂ©tat Ă©branlĂ© encore une fois. Vous nâavez reculĂ© devant aucun pĂ©ril, vous nâavez hĂ©sitĂ© devant aucun devoir. Vous avez sauvĂ© la sociĂ©tĂ© rĂ©guliĂšre, le gouvernement lĂ©gal, les institutions, la paix publique, la civilisation mĂȘme. Vous avez fait une chose considĂ©rable⊠Eh bien ! vous nâavez rien fait ! (Mouvement.)
Vous nâavez rien fait, jâinsiste sur ce point, tant que lâordre matĂ©riel raffermi nâa point pour base lâordre moral consolidĂ© ! (TrĂšs bien ! trĂšs bien ! â Vive et unanime adhĂ©sion.) Vous nâavez rien fait tant que le peuple souffre ! (Bravos Ă gauche.) Vous nâavez rien fait tant quâil y a au-dessous de vous une partie du peuple qui dĂ©sespĂšre ! Vous nâavez rien fait, tant que ceux qui sont dans la force de lâĂąge et qui travaillent peuvent ĂȘtre sans pain ! tant que ceux qui sont vieux et qui ont travaillĂ© peuvent ĂȘtre sans asile ! tant que lâusure dĂ©vore nos campagnes, tant quâon meurt de faim dans nos villes (mouvement prolongĂ©), tant quâil nây a pas des lois fraternelles, des lois Ă©vangĂ©liques qui viennent de toutes parts en aide aux pauvres familles honnĂȘtes, aux bons paysans, aux bons ouvriers, aux gens de cĆur ! (Acclamation.) Vous nâavez rien fait, tant que lâesprit de rĂ©volution a pour auxiliaire la souffrance publique ! Vous nâavez rien fait, rien fait, tant que, dans cette Ćuvre de destruction et de tĂ©nĂšbres qui se continue souterrainement, lâhomme mĂ©chant a pour collaborateur fatal lâhomme malheureux !
Vous le voyez, messieurs, je le rĂ©pĂšte en terminant, ce nâest pas seulement Ă votre gĂ©nĂ©rositĂ© que je mâadresse, câest Ă votre sagesse, et je vous conjure dây rĂ©flĂ©chir. Messieurs, songez-y, câest lâanarchie qui ouvre les abĂźmes, mais câest la misĂšre qui les creuse. (Câest vrai ! câest vrai !) Vous avez fait des lois contre lâanarchie, faites maintenant des lois contre la misĂšre ! (Mouvement prolongĂ© sur tous les bancs. â Lâorateur descend de la tribune et reçoit les fĂ©licitations de ses collĂšgues.)
Actes et paroles - Avant l'exil
ASSEMBLĂE LĂGISLATIVE ( 1849-1851 ).
LA MISĂRE
9 juillet 1849.
Messieurs, je viens appuyer la proposition de lâhonorable M. de Melun. Je commence par dĂ©clarer quâune proposition qui embrasserait lâarticle 13 de la constitution tout entier serait une Ćuvre immense sous laquelle succomberait la commission qui voudrait lâentreprendre ; mais ici, il ne sâagit que de prĂ©parer une lĂ©gislation qui organise la prĂ©voyance et lâassistance publique, câest ainsi que lâhonorable rapporteur a entendu la proposition, câest ainsi que je la comprends moi-mĂȘme, et câest Ă ce titre que je viens lâappuyer.
Quâon veuille bien me permettre, Ă propos des questions politiques que soulĂšve cette proposition, quelques mots dâĂ©claircissement.
Messieurs, jâentends dire Ă tout instant, et jâai entendu dire encore tout Ă lâheure autour de moi, au moment oĂč jâallais monter Ă cette tribune, quâil nây a pas deux maniĂšres de rĂ©tablir lâordre. On disait que dans les temps dâanarchie il nây a de remĂšde souverain que la force, quâen dehors de la force tout est vain et stĂ©rile, et que la proposition de lâhonorable M. de Melun et toutes autres propositions analogues doivent ĂȘtre tenues Ă lâĂ©cart, parce quâelles ne sont, je rĂ©pĂšte le mot dont on se servait, que du socialisme dĂ©guisĂ©. (Interruption Ă droite.)
Messieurs, je crois que des paroles de cette nature sont moins dangereuses dites en public, Ă cette tribune, que murmurĂ©es sourdement ; et si je cite ces conversations, câest que jâespĂšre amener Ă la tribune, pour sâexpliquer, ceux qui ont exprimĂ© les idĂ©es que je viens de rapporter. Alors, messieurs, nous pourrons les combattre au grand jour. (Murmures Ă droite.)
Jâajouterai, messieurs, quâon allait encore plus loin. (Interruption.)
Voix Ă droite. â Qui ? qui ? Nommez qui a dit cela !
M. Victor Hugo. â Que ceux qui ont ainsi parlĂ© se nomment eux-mĂȘmes, câest leur affaire. Quâils aient Ă la tribune le courage de leurs opinions de couloirs et de commissions. Quant Ă moi, ce nâest pas mon rĂŽle de rĂ©vĂ©ler des noms qui se cachent. Les idĂ©es se montrent, je combats les idĂ©es ; quand les hommes se montreront, je combattrai les hommes. (Agitation.) Messieurs, vous le savez, les choses quâon ne dit pas tout haut sont souvent celles qui font le plus de mal. Ici les paroles publiques sont pour la foule, les paroles secrĂštes sont pour le vote. Eh bien, je ne veux pas, moi, de paroles secrĂštes quand il sâagit de lâavenir du peuple et des lois de mon pays. Les paroles secrĂštes, je les dĂ©voile ; les influences cachĂ©es, je les dĂ©masque ; câest mon devoir. (Lâagitation redouble.) Je continue donc. Ceux qui parlaient ainsi ajoutaient que « faire espĂ©rer au peuple un surcroĂźt de bien-ĂȘtre et une diminution de malaise, câest promettre lâimpossible ; quâil nây a rien Ă faire, en un mot, que ce qui a dĂ©jĂ Ă©tĂ© fait par tous les gouvernements dans toutes les circonstances semblables ; que tout le reste est dĂ©clamation et chimĂšre, et que la rĂ©pression suffit pour le prĂ©sent et la compression pour lâavenir. » (Violents murmures. â De nombreuses interpellations sont adressĂ©es Ă lâorateur par des membres de la droite et du centre, parmi lesquels nous remarquons MM. Denis Benoist et de Dampierre.)
Je suis heureux, messieurs, que mes paroles aient fait éclater une telle unanimité de protestations.
M. le prĂ©sident Dupin. â LâassemblĂ©e a en effet manifestĂ© son sentiment. Le prĂ©sident nâa rien Ă ajouter. (TrĂšs bien ! trĂšs bien !)
M. Victor Hugo. â Ce nâest pas lĂ ma maniĂšre de comprendre le rĂ©tablissement de lâordre⊠(Interruption Ă droite.)
Une voix. â Ce nâest la maniĂšre de personne.
M. NoĂ«l Parfait. â On lâa dit dans mon bureau. (Cris Ă droite.)
M. Dufournel, Ă M. Parfait. â Citez ! dites qui a parlĂ© ainsi !
M. de Montalembert. â Avec la permission de lâhonorable M. Victor Hugo, je prends la libertĂ© de dĂ©clarer⊠(Interruption.)
Voix nombreuses. â Ă la tribune ! Ă la tribune !
M. de Montalembert, Ă la tribune. â Je prends la libertĂ© de dĂ©clarer que lâassertion de lâhonorable M. Victor Hugo est dâautant plus mal fondĂ©e que la commission a Ă©tĂ© unanime pour approuver la proposition de M. de Melun, et la meilleure preuve que jâen puisse donner, câest quâelle a choisi pour rapporteur lâauteur mĂȘme de la proposition. (TrĂšs bien ! trĂšs bien !)
M. Victor Hugo. â Lâhonorable M. de Montalembert rĂ©pond Ă ce que je nâai pas dit. Je nâai pas dit que la commission nâeĂ»t pas Ă©tĂ© unanime pour adopter la proposition ; jâai seulement dit, et je le maintiens, que jâavais entendu souvent, et notamment au moment oĂč jâallais monter Ă la tribune, les paroles auxquelles jâai fait allusion, et que, comme pour moi les objections occultes sont les plus dangereuses, jâavais le droit et le devoir dâen faire des objections publiques, fĂ»t-ce en dĂ©pit dâelles-mĂȘmes, afin de pouvoir les mettre Ă nĂ©ant. Vous voyez que jâai eu raison, car dĂšs le premier mot, la honte les prend et elles sâĂ©vanouissent. (Bruyantes rĂ©clamations Ă droite. Plusieurs membres interpellent vivement lâorateur au milieu du bruit.)
M. le prĂ©sident. â Lâorateur nâa nommĂ© personne en particulier, mais ses paroles ont quelque chose de personnel pour tout le monde, et je ne puis voir dans lâinterruption qui se produit quâun dĂ©menti universel de cette assemblĂ©e. Je vous engage Ă rentrer dans la question mĂȘme.
M. Victor Hugo. â Je nâaccepterai le dĂ©menti de lâassemblĂ©e que lorsquâil me sera donnĂ© par les actes et non par les paroles. Nous verrons si lâavenir me donne tort ; nous verrons si lâon fera autre chose que de la compression et de la rĂ©pression ; nous verrons si la pensĂ©e quâon dĂ©savoue aujourdâhui ne sera pas la politique quâon arborera demain. En attendant et dans tous les cas, il me semble que lâunanimitĂ© mĂȘme que je viens de provoquer dans cette assemblĂ©e est une chose excellente⊠(Bruit. â Interruption.)
Eh bien, messieurs, transportons cette nature dâobjections au dehors de cette enceinte, et dĂ©sintĂ©ressons les membres de cette assemblĂ©e. Et maintenant, ceci posĂ©, il me sera peut-ĂȘtre permis de dire que, quant Ă moi, je ne crois pas que le systĂšme qui combine la rĂ©pression avec la compression, et qui sâen tient lĂ , soit lâunique maniĂšre, soit la bonne maniĂšre de rĂ©tablir lâordre. (Nouveaux murmures.)
Jâai dit que je dĂ©sintĂ©resse complĂštement les membres de lâassemblĂ©e⊠(Bruit.)
M. le prĂ©sident. â LâassemblĂ©e est dĂ©sintĂ©ressĂ©e ; câest une objection que lâorateur se fait Ă lui-mĂȘme et quâil va rĂ©futer. (Rires. â Rumeurs.)
M. Victor Hugo. â M. le prĂ©sident se trompe. Sur ce point encore jâen appelle Ă lâavenir. Nous verrons. Du reste, comme ce nâest pas lĂ le moins du monde une objection que je me fais Ă moi-mĂȘme, il me suffit dâavoir provoquĂ© la manifestation unanime de lâassemblĂ©e, en espĂ©rant que lâassemblĂ©e sâen souviendra, et je passe Ă un autre ordre dâidĂ©es.
Jâentends dire Ă©galement tous les jours⊠(Interruption.) Ah ! messieurs, sur ce cĂŽtĂ© de la question, je ne crains aucune interruption, car vous reconnaĂźtrez vous-mĂȘmes que câest lĂ aujourdâhui le grand mot de la situation ; jâentends dire de toutes parts que la sociĂ©tĂ© vient encore une fois de vaincre, â et quâil faut profiter de la victoire. (Mouvement.) Messieurs, je ne surprendrai personne dans cette enceinte en disant que câest aussi lĂ mon sentiment.
Avant le 13 juin, une sorte de tourmente agitait cette assemblĂ©e ; votre temps si prĂ©cieux se perdait en de stĂ©riles et dangereuses luttes de paroles ; toutes les questions, les plus sĂ©rieuses, les plus fĂ©condes, disparaissaient devant la bataille Ă chaque instant livrĂ©e Ă la tribune et offerte dans la rue. (Câest vrai !) Aujourdâhui le calme sâest fait, le terrorisme sâest Ă©vanoui, la victoire est complĂšte. Il faut en profiter. Oui, il faut en profiter ! Mais savez-vous comment ?
Il faut profiter du silence imposĂ© aux passions anarchiques pour donner la parole aux intĂ©rĂȘts populaires. (Sensation.) Il faut profiter de lâordre reconquis pour relever le travail, pour crĂ©er sur une vaste Ă©chelle la prĂ©voyance sociale, pour substituer Ă lâaumĂŽne qui dĂ©grade (dĂ©nĂ©gations Ă droite) lâassistance qui fortifie, pour fonder de toutes parts, et sous toutes les formes, des Ă©tablissements de toute nature qui rassurent le malheureux et qui encouragent le travailleur, pour donner cordialement, en amĂ©liorations de toutes sortes aux classes souffrantes, plus, cent fois plus que leurs faux amis ne leur ont jamais promis ! VoilĂ comment il faut profiter de la victoire. (Oui ! oui ! Mouvement prolongĂ©.)
Il faut profiter de la disparition de lâesprit de rĂ©volution pour faire reparaĂźtre lâesprit de progrĂšs ! Il faut profiter du calme pour rĂ©tablir la paix, non pas seulement la paix dans les rues, mais la paix vĂ©ritable, la paix dĂ©finitive, la paix faite dans les esprits et dans les cĆurs ! Il faut, en un mot, que la dĂ©faite de la dĂ©magogie soit la victoire du peuple ! (Vive adhĂ©sion.)
VoilĂ ce quâil faut faire de la victoire, et voilĂ comment il faut en profiter. (TrĂšs bien ! trĂšs bien !)
Et, messieurs, considĂ©rez le moment oĂč vous ĂȘtes. Depuis dix-huit mois, on a vu le nĂ©ant de bien des rĂȘves. Les chimĂšres qui Ă©taient dans lâombre en sont sorties, et le grand jour les a Ă©clairĂ©es ; les fausses thĂ©ories ont Ă©tĂ© sommĂ©es de sâexpliquer, les faux systĂšmes ont Ă©tĂ© mis au pied du mur ; quâont-ils produit ? Rien. Beaucoup dâillusions se sont Ă©vanouies dans les masses, et, en sâĂ©vanouissant, ont fait crouler les popularitĂ©s sans base et les haines sans motif. LâĂ©claircissement vient peu Ă peu ; le peuple, messieurs, a lâinstinct du vrai comme il a lâinstinct du juste, et, dĂšs quâil sâapaise, le peuple est le bon sens mĂȘme ; la lumiĂšre pĂ©nĂštre dans son esprit ; en mĂȘme temps la fraternitĂ© pratique, la fraternitĂ© quâon ne dĂ©crĂšte pas, la fraternitĂ© quâon nâĂ©crit pas sur les murs, la fraternitĂ© qui naĂźt du fond des choses et de lâidentitĂ© rĂ©elle des destinĂ©es humaines, commence Ă germer dans toutes les Ăąmes, dans lâĂąme du riche comme dans lâĂąme du pauvre ; partout, en haut, en bas, on se penche les uns vers les autres avec cette inexprimable soif de concorde qui marque la fin des dissensions civiles. (Oui ! oui !) La sociĂ©tĂ© veut se remettre en marche aprĂšs cette halte au bord dâun abĂźme. Eh bien ! messieurs, jamais, jamais moment ne fut plus propice, mieux choisi, plus clairement indiquĂ© par la providence pour accomplir, aprĂšs tant de colĂšres et de malentendus, la grande Ćuvre qui est votre mission, et qui peut, tout entiĂšre, sâexprimer dans un seul mot : RĂ©conciliation. (Sensation prolongĂ©e.)
Messieurs, la proposition de M. de Melun va droit Ă ce but.
VoilĂ , selon moi, le sens vrai et complet de cette proposition, qui peut, du reste, ĂȘtre modifiĂ©e en bien et perfectionnĂ©e.
Donner Ă cette assemblĂ©e pour objet principal lâĂ©tude du sort des classes souffrantes, câest-Ă -dire le grand et obscur problĂšme posĂ© par FĂ©vrier, environner cette Ă©tude de solennitĂ©, tirer de cette Ă©tude approfondie toutes les amĂ©liorations pratiques et possibles ; substituer une grande et unique commission de lâassistance et de la prĂ©voyance publique Ă toutes les commissions secondaires qui ne voient que le dĂ©tail et auxquelles lâensemble Ă©chappe ; placer cette commission trĂšs haut, de maniĂšre Ă ce quâon lâaperçoive du pays entier (mouvement) ; rĂ©unir les lumiĂšres Ă©parses, les expĂ©riences dissĂ©minĂ©es, les efforts divergents, les dĂ©vouements, les documents, les recherches partielles, les enquĂȘtes locales, toutes les bonnes volontĂ©s en travail, et leur crĂ©er ici un centre, un centre oĂč aboutiront toutes les idĂ©es et dâoĂč rayonneront toutes les solutions ; faire sortir piĂšce Ă piĂšce, loi Ă loi, mais avec ensemble, avec maturitĂ©, des travaux de la lĂ©gislature actuelle le code coordonnĂ© et complet, le grand code chrĂ©tien de la prĂ©voyance et de lâassistance publique ; en un mot, Ă©touffer les chimĂšres dâun certain socialisme sous les rĂ©alitĂ©s de lâĂ©vangile (vive approbation) ; voilĂ , messieurs, le but de la proposition de M. de Melun, voilĂ pourquoi je lâappuie Ă©nergiquement. (M. de Melun fait un signe dâadhĂ©sion Ă lâorateur.)
Je viens de dire : les chimĂšres dâun certain socialisme, et je ne veux rien retirer de cette expression, qui nâest pas mĂȘme sĂ©vĂšre, qui nâest que juste. Messieurs, expliquons-nous cependant. Est-ce Ă dire que, dans cet amas de notions confuses, dâaspirations obscures, dâillusions inouĂŻes, dâinstincts irrĂ©flĂ©chis, de formules incorrectes, quâon dĂ©signe sous ce nom vague et dâailleurs fort peu compris de socialisme, il nây ait rien de vrai, absolument rien de vrai ?
Messieurs, sâil nây avait rien de vrai, il nây aurait aucun danger. La sociĂ©tĂ© pourrait dĂ©daigner et attendre. Pour que lâimposture ou lâerreur soient dangereuses, pour quâelles pĂ©nĂštrent dans les masses, pour quâelles puissent percer jusquâau cĆur mĂȘme de la sociĂ©tĂ©, il faut quâelles se fassent une arme dâune partie quelconque de la rĂ©alitĂ©. La vĂ©ritĂ© ajustĂ©e aux erreurs, voilĂ le pĂ©ril. En pareille matiĂšre, la quantitĂ© de danger se mesure Ă la quantitĂ© de vĂ©ritĂ© contenue dans les chimĂšres. (Mouvement.)
Eh bien, messieurs, disons-le, et disons-le prĂ©cisĂ©ment pour trouver le remĂšde, il y a au fond du socialisme une partie des rĂ©alitĂ©s douloureuses de notre temps et de tous les temps (chuchotements) ; il y a le malaise Ă©ternel propre Ă lâinfirmitĂ© humaine ; il y a lâaspiration Ă un sort meilleur, qui nâest pas moins naturelle Ă lâhomme, mais qui se trompe souvent de route en cherchant dans ce monde ce qui ne peut ĂȘtre trouvĂ© que dans lâautre. (Vive et unanime adhĂ©sion.) Il y a des dĂ©tresses trĂšs vives, trĂšs vraies, trĂšs poignantes, trĂšs guĂ©rissables. Il y a enfin, et ceci est tout Ă fait propre Ă notre temps, il y a cette attitude nouvelle donnĂ©e Ă lâhomme par nos rĂ©volutions, qui ont constatĂ© si hautement et placĂ© si haut la dignitĂ© humaine et la souverainetĂ© populaire ; de sorte que lâhomme du peuple aujourdâhui souffre avec le sentiment double et contradictoire de sa misĂšre rĂ©sultant du fait et de sa grandeur rĂ©sultant du droit. (Profonde sensation.)
Câest tout cela, messieurs, qui est dans le socialisme, câest tout cela qui sây mĂȘle aux passions mauvaises, câest tout cela qui en fait la force, câest tout cela quâil faut en ĂŽter.
Voix nombreuses. â Comment ?
M. Victor Hugo. â En Ă©clairant ce qui est faux, en satisfaisant ce qui est juste. (Câest vrai !) Une fois cette opĂ©ration faite, faite consciencieusement, loyalement, honnĂȘtement, ce que vous redoutez dans le socialisme disparaĂźt. En lui retirant ce quâil a de vrai, vous lui retirez ce quâil a de dangereux. Ce nâest plus quâun informe nuage dâerreurs que le premier souffle emportera. (Mouvements en sens divers.)
Trouvez bon, messieurs, que je complĂšte ma pensĂ©e. Je vois Ă lâagitation de lâassemblĂ©e que je ne suis pas pleinement compris. La question qui sâagite est grave. Câest la plus grave de toutes celles qui peuvent ĂȘtre traitĂ©es devant vous.
Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient quâon peut supprimer la souffrance en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment quâon peut dĂ©truire la misĂšre. (RĂ©clamations. â Violentes dĂ©nĂ©gations Ă droite.)
Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis dĂ©truire. (Nouveaux murmures Ă droite.) La misĂšre est une maladie du corps social comme la lĂšpre Ă©tait une maladie du corps humain ; la misĂšre peut disparaĂźtre comme la lĂšpre a disparu. (Oui ! oui ! Ă gauche.) DĂ©truire la misĂšre ! oui, cela est possible. Les lĂ©gislateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matiĂšre, tant que le possible nâest pas fait, le devoir nâest pas rempli. (Sensation universelle.)
La misĂšre, messieurs, jâaborde ici le vif de la question, voulez-vous savoir oĂč elle en est, la misĂšre ? Voulez-vous savoir jusquâoĂč elle peut aller, jusquâoĂč elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas au moyen Ăąge, je dis en France, je dis Ă Paris, et au temps oĂč nous vivons ? Voulez-vous des faits ?
Il y a dans Paris⊠(Lâorateur sâinterrompt.)
Mon Dieu, je nâhĂ©site pas Ă les citer, ces faits. Ils sont tristes, mais nĂ©cessaires Ă rĂ©vĂ©ler ; et tenez, sâil faut dire toute ma pensĂ©e, je voudrais quâil sortĂźt de cette assemblĂ©e, et au besoin jâen ferai la proposition formelle, une grande et solennelle enquĂȘte sur la situation vraie des classes laborieuses et souffrantes en France. Je voudrais que tous les faits Ă©clatassent au grand jour. Comment veut-on guĂ©rir le mal si lâon ne sonde pas les plaies ? (TrĂšs bien ! trĂšs bien !)
Voici donc ces faits.
Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de lâĂ©meute soulevait naguĂšre si aisĂ©ment, il y a des rues, des maisons, des cloaques, oĂč des familles, des familles entiĂšres, vivent pĂȘle-mĂȘle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, nâayant pour lits, nâayant pour couvertures, jâai presque dit pour vĂȘtements, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassĂ©s dans la fange du coin des bornes, espĂšce de fumier des villes, oĂč des crĂ©atures humaines sâenfouissent toutes vivantes pour Ă©chapper au froid de lâhiver. (Mouvement.)
VoilĂ un fait. En voici dâautres. Ces jours derniers, un homme, mon Dieu, un malheureux homme de lettres, car la misĂšre nâĂ©pargne pas plus les professions libĂ©rales que les professions manuelles, un malheureux homme est mort de faim, mort de faim Ă la lettre, et lâon a constatĂ©, aprĂšs sa mort, quâil nâavait pas mangĂ© depuis six jours. (Longue interruption.) Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore ? Le mois passĂ©, pendant la recrudescence du cholĂ©ra, on a trouvĂ© une mĂšre et ses quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans les dĂ©bris immondes et pestilentiels des charniers de Montfaucon ! (Sensation.)
Eh bien, messieurs, je dis que ce sont lĂ des choses qui ne doivent pas ĂȘtre ; je dis que la sociĂ©tĂ© doit dĂ©penser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volontĂ©, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisĂ©, engagent la conscience de la sociĂ©tĂ© tout entiĂšre ; que je mâen sens, moi qui parle, complice et solidaire (mouvement), et que de tels faits ne sont pas seulement des torts envers lâhomme, que ce sont des crimes envers Dieu ! (Sensation prolongĂ©e.)
VoilĂ pourquoi je suis pĂ©nĂ©trĂ©, voilĂ pourquoi je voudrais pĂ©nĂ©trer tous ceux qui mâĂ©coutent de la haute importance de la proposition qui vous est soumise. Ce nâest quâun premier pas, mais il est dĂ©cisif. Je voudrais que cette assemblĂ©e, majoritĂ© et minoritĂ©, nâimporte, je ne connais pas, moi, de majoritĂ© et de minoritĂ© en de telles questions ; je voudrais que cette assemblĂ©e nâeĂ»t quâune seule Ăąme pour marcher Ă ce grand but, Ă ce but magnifique, Ă ce but sublime, lâabolition de la misĂšre ! (Bravo ! â Applaudissements.)
Et, messieurs, je ne mâadresse pas seulement Ă votre gĂ©nĂ©rositĂ©, je mâadresse Ă ce quâil y a de plus sĂ©rieux dans le sentiment politique dâune assemblĂ©e de lĂ©gislateurs. Et, Ă ce sujet, un dernier mot, je terminerai par lĂ .
Messieurs, comme je vous le disais tout Ă lâheure, vous venez, avec le concours de la garde nationale, de lâarmĂ©e et de toutes les forces vives du pays, vous venez de raffermir lâĂ©tat Ă©branlĂ© encore une fois. Vous nâavez reculĂ© devant aucun pĂ©ril, vous nâavez hĂ©sitĂ© devant aucun devoir. Vous avez sauvĂ© la sociĂ©tĂ© rĂ©guliĂšre, le gouvernement lĂ©gal, les institutions, la paix publique, la civilisation mĂȘme. Vous avez fait une chose considĂ©rable⊠Eh bien ! vous nâavez rien fait ! (Mouvement.)
Vous nâavez rien fait, jâinsiste sur ce point, tant que lâordre matĂ©riel raffermi nâa point pour base lâordre moral consolidĂ© ! (TrĂšs bien ! trĂšs bien ! â Vive et unanime adhĂ©sion.) Vous nâavez rien fait tant que le peuple souffre ! (Bravos Ă gauche.) Vous nâavez rien fait tant quâil y a au-dessous de vous une partie du peuple qui dĂ©sespĂšre ! Vous nâavez rien fait, tant que ceux qui sont dans la force de lâĂąge et qui travaillent peuvent ĂȘtre sans pain ! tant que ceux qui sont vieux et qui ont travaillĂ© peuvent ĂȘtre sans asile ! tant que lâusure dĂ©vore nos campagnes, tant quâon meurt de faim dans nos villes (mouvement prolongĂ©), tant quâil nây a pas des lois fraternelles, des lois Ă©vangĂ©liques qui viennent de toutes parts en aide aux pauvres familles honnĂȘtes, aux bons paysans, aux bons ouvriers, aux gens de cĆur ! (Acclamation.) Vous nâavez rien fait, tant que lâesprit de rĂ©volution a pour auxiliaire la souffrance publique ! Vous nâavez rien fait, rien fait, tant que, dans cette Ćuvre de destruction et de tĂ©nĂšbres qui se continue souterrainement, lâhomme mĂ©chant a pour collaborateur fatal lâhomme malheureux !
Vous le voyez, messieurs, je le rĂ©pĂšte en terminant, ce nâest pas seulement Ă votre gĂ©nĂ©rositĂ© que je mâadresse, câest Ă votre sagesse, et je vous conjure dây rĂ©flĂ©chir. Messieurs, songez-y, câest lâanarchie qui ouvre les abĂźmes, mais câest la misĂšre qui les creuse. (Câest vrai ! câest vrai !) Vous avez fait des lois contre lâanarchie, faites maintenant des lois contre la misĂšre ! (Mouvement prolongĂ© sur tous les bancs. â Lâorateur descend de la tribune et reçoit les fĂ©licitations de ses collĂšgues.)