đŸ’„ La misĂšre !!! Discours de Victor Hugo Ă  l'assemblĂ©e...

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đŸ’„Miseriae
Anonyme
VICTOR HUGO

Actes et paroles - Avant l'exil
ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE ( 1849-1851 ).

LA MISÈRE
9 juillet 1849.

Messieurs, je viens appuyer la proposition de l’honorable M. de Melun. Je commence par dĂ©clarer qu’une proposition qui embrasserait l’article 13 de la constitution tout entier serait une Ɠuvre immense sous laquelle succomberait la commission qui voudrait l’entreprendre ; mais ici, il ne s’agit que de prĂ©parer une lĂ©gislation qui organise la prĂ©voyance et l’assistance publique, c’est ainsi que l’honorable rapporteur a entendu la proposition, c’est ainsi que je la comprends moi-mĂȘme, et c’est Ă  ce titre que je viens l’appuyer.

Qu’on veuille bien me permettre, Ă  propos des questions politiques que soulĂšve cette proposition, quelques mots d’éclaircissement.

Messieurs, j’entends dire Ă  tout instant, et j’ai entendu dire encore tout Ă  l’heure autour de moi, au moment oĂč j’allais monter Ă  cette tribune, qu’il n’y a pas deux maniĂšres de rĂ©tablir l’ordre. On disait que dans les temps d’anarchie il n’y a de remĂšde souverain que la force, qu’en dehors de la force tout est vain et stĂ©rile, et que la proposition de l’honorable M. de Melun et toutes autres propositions analogues doivent ĂȘtre tenues Ă  l’écart, parce qu’elles ne sont, je rĂ©pĂšte le mot dont on se servait, que du socialisme dĂ©guisĂ©. (Interruption Ă  droite.)

Messieurs, je crois que des paroles de cette nature sont moins dangereuses dites en public, Ă  cette tribune, que murmurĂ©es sourdement ; et si je cite ces conversations, c’est que j’espĂšre amener Ă  la tribune, pour s’expliquer, ceux qui ont exprimĂ© les idĂ©es que je viens de rapporter. Alors, messieurs, nous pourrons les combattre au grand jour. (Murmures Ă  droite.)

J’ajouterai, messieurs, qu’on allait encore plus loin. (Interruption.)

Voix à droite. — Qui ? qui ? Nommez qui a dit cela !

M. Victor Hugo. — Que ceux qui ont ainsi parlĂ© se nomment eux-mĂȘmes, c’est leur affaire. Qu’ils aient Ă  la tribune le courage de leurs opinions de couloirs et de commissions. Quant Ă  moi, ce n’est pas mon rĂŽle de rĂ©vĂ©ler des noms qui se cachent. Les idĂ©es se montrent, je combats les idĂ©es ; quand les hommes se montreront, je combattrai les hommes. (Agitation.) Messieurs, vous le savez, les choses qu’on ne dit pas tout haut sont souvent celles qui font le plus de mal. Ici les paroles publiques sont pour la foule, les paroles secrĂštes sont pour le vote. Eh bien, je ne veux pas, moi, de paroles secrĂštes quand il s’agit de l’avenir du peuple et des lois de mon pays. Les paroles secrĂštes, je les dĂ©voile ; les influences cachĂ©es, je les dĂ©masque ; c’est mon devoir. (L’agitation redouble.) Je continue donc. Ceux qui parlaient ainsi ajoutaient que « faire espĂ©rer au peuple un surcroĂźt de bien-ĂȘtre et une diminution de malaise, c’est promettre l’impossible ; qu’il n’y a rien Ă  faire, en un mot, que ce qui a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© fait par tous les gouvernements dans toutes les circonstances semblables ; que tout le reste est dĂ©clamation et chimĂšre, et que la rĂ©pression suffit pour le prĂ©sent et la compression pour l’avenir. » (Violents murmures. ― De nombreuses interpellations sont adressĂ©es Ă  l’orateur par des membres de la droite et du centre, parmi lesquels nous remarquons MM. Denis Benoist et de Dampierre.)

Je suis heureux, messieurs, que mes paroles aient fait éclater une telle unanimité de protestations.

M. le prĂ©sident Dupin. ― L’assemblĂ©e a en effet manifestĂ© son sentiment. Le prĂ©sident n’a rien Ă  ajouter. (TrĂšs bien ! trĂšs bien !)

M. Victor Hugo. ― Ce n’est pas lĂ  ma maniĂšre de comprendre le rĂ©tablissement de l’ordre
 (Interruption Ă  droite.)

Une voix. ― Ce n’est la maniùre de personne.

M. NoĂ«l Parfait. ― On l’a dit dans mon bureau. (Cris Ă  droite.)

M. Dufournel, Ă  M. Parfait. ― Citez ! dites qui a parlĂ© ainsi !

M. de Montalembert. ― Avec la permission de l’honorable M. Victor Hugo, je prends la libertĂ© de dĂ©clarer
 (Interruption.)

Voix nombreuses. ― À la tribune ! à la tribune !

M. de Montalembert, Ă  la tribune. ― Je prends la libertĂ© de dĂ©clarer que l’assertion de l’honorable M. Victor Hugo est d’autant plus mal fondĂ©e que la commission a Ă©tĂ© unanime pour approuver la proposition de M. de Melun, et la meilleure preuve que j’en puisse donner, c’est qu’elle a choisi pour rapporteur l’auteur mĂȘme de la proposition. (TrĂšs bien ! trĂšs bien !)

M. Victor Hugo. ― L’honorable M. de Montalembert rĂ©pond Ă  ce que je n’ai pas dit. Je n’ai pas dit que la commission n’eĂ»t pas Ă©tĂ© unanime pour adopter la proposition ; j’ai seulement dit, et je le maintiens, que j’avais entendu souvent, et notamment au moment oĂč j’allais monter Ă  la tribune, les paroles auxquelles j’ai fait allusion, et que, comme pour moi les objections occultes sont les plus dangereuses, j’avais le droit et le devoir d’en faire des objections publiques, fĂ»t-ce en dĂ©pit d’elles-mĂȘmes, afin de pouvoir les mettre Ă  nĂ©ant. Vous voyez que j’ai eu raison, car dĂšs le premier mot, la honte les prend et elles s’évanouissent. (Bruyantes rĂ©clamations Ă  droite. Plusieurs membres interpellent vivement l’orateur au milieu du bruit.)

M. le prĂ©sident. ― L’orateur n’a nommĂ© personne en particulier, mais ses paroles ont quelque chose de personnel pour tout le monde, et je ne puis voir dans l’interruption qui se produit qu’un dĂ©menti universel de cette assemblĂ©e. Je vous engage Ă  rentrer dans la question mĂȘme.

M. Victor Hugo. ― Je n’accepterai le dĂ©menti de l’assemblĂ©e que lorsqu’il me sera donnĂ© par les actes et non par les paroles. Nous verrons si l’avenir me donne tort ; nous verrons si l’on fera autre chose que de la compression et de la rĂ©pression ; nous verrons si la pensĂ©e qu’on dĂ©savoue aujourd’hui ne sera pas la politique qu’on arborera demain. En attendant et dans tous les cas, il me semble que l’unanimitĂ© mĂȘme que je viens de provoquer dans cette assemblĂ©e est une chose excellente
 (Bruit. ― Interruption.)

Eh bien, messieurs, transportons cette nature d’objections au dehors de cette enceinte, et dĂ©sintĂ©ressons les membres de cette assemblĂ©e. Et maintenant, ceci posĂ©, il me sera peut-ĂȘtre permis de dire que, quant Ă  moi, je ne crois pas que le systĂšme qui combine la rĂ©pression avec la compression, et qui s’en tient lĂ , soit l’unique maniĂšre, soit la bonne maniĂšre de rĂ©tablir l’ordre. (Nouveaux murmures.)

J’ai dit que je dĂ©sintĂ©resse complĂštement les membres de l’assemblĂ©e
 (Bruit.)

M. le prĂ©sident. ― L’assemblĂ©e est dĂ©sintĂ©ressĂ©e ; c’est une objection que l’orateur se fait Ă  lui-mĂȘme et qu’il va rĂ©futer. (Rires. ― Rumeurs.)

M. Victor Hugo. ― M. le prĂ©sident se trompe. Sur ce point encore j’en appelle Ă  l’avenir. Nous verrons. Du reste, comme ce n’est pas lĂ  le moins du monde une objection que je me fais Ă  moi-mĂȘme, il me suffit d’avoir provoquĂ© la manifestation unanime de l’assemblĂ©e, en espĂ©rant que l’assemblĂ©e s’en souviendra, et je passe Ă  un autre ordre d’idĂ©es.

J’entends dire Ă©galement tous les jours
 (Interruption.) Ah ! messieurs, sur ce cĂŽtĂ© de la question, je ne crains aucune interruption, car vous reconnaĂźtrez vous-mĂȘmes que c’est lĂ  aujourd’hui le grand mot de la situation ; j’entends dire de toutes parts que la sociĂ©tĂ© vient encore une fois de vaincre, ― et qu’il faut profiter de la victoire. (Mouvement.) Messieurs, je ne surprendrai personne dans cette enceinte en disant que c’est aussi lĂ  mon sentiment.

Avant le 13 juin, une sorte de tourmente agitait cette assemblĂ©e ; votre temps si prĂ©cieux se perdait en de stĂ©riles et dangereuses luttes de paroles ; toutes les questions, les plus sĂ©rieuses, les plus fĂ©condes, disparaissaient devant la bataille Ă  chaque instant livrĂ©e Ă  la tribune et offerte dans la rue. (C’est vrai !) Aujourd’hui le calme s’est fait, le terrorisme s’est Ă©vanoui, la victoire est complĂšte. Il faut en profiter. Oui, il faut en profiter ! Mais savez-vous comment ?

Il faut profiter du silence imposĂ© aux passions anarchiques pour donner la parole aux intĂ©rĂȘts populaires. (Sensation.) Il faut profiter de l’ordre reconquis pour relever le travail, pour crĂ©er sur une vaste Ă©chelle la prĂ©voyance sociale, pour substituer Ă  l’aumĂŽne qui dĂ©grade (dĂ©nĂ©gations Ă  droite) l’assistance qui fortifie, pour fonder de toutes parts, et sous toutes les formes, des Ă©tablissements de toute nature qui rassurent le malheureux et qui encouragent le travailleur, pour donner cordialement, en amĂ©liorations de toutes sortes aux classes souffrantes, plus, cent fois plus que leurs faux amis ne leur ont jamais promis ! VoilĂ  comment il faut profiter de la victoire. (Oui ! oui ! Mouvement prolongĂ©.)

Il faut profiter de la disparition de l’esprit de rĂ©volution pour faire reparaĂźtre l’esprit de progrĂšs ! Il faut profiter du calme pour rĂ©tablir la paix, non pas seulement la paix dans les rues, mais la paix vĂ©ritable, la paix dĂ©finitive, la paix faite dans les esprits et dans les cƓurs ! Il faut, en un mot, que la dĂ©faite de la dĂ©magogie soit la victoire du peuple ! (Vive adhĂ©sion.)

Voilà ce qu’il faut faire de la victoire, et voilà comment il faut en profiter. (Trùs bien ! trùs bien !)

Et, messieurs, considĂ©rez le moment oĂč vous ĂȘtes. Depuis dix-huit mois, on a vu le nĂ©ant de bien des rĂȘves. Les chimĂšres qui Ă©taient dans l’ombre en sont sorties, et le grand jour les a Ă©clairĂ©es ; les fausses thĂ©ories ont Ă©tĂ© sommĂ©es de s’expliquer, les faux systĂšmes ont Ă©tĂ© mis au pied du mur ; qu’ont-ils produit ? Rien. Beaucoup d’illusions se sont Ă©vanouies dans les masses, et, en s’évanouissant, ont fait crouler les popularitĂ©s sans base et les haines sans motif. L’éclaircissement vient peu Ă  peu ; le peuple, messieurs, a l’instinct du vrai comme il a l’instinct du juste, et, dĂšs qu’il s’apaise, le peuple est le bon sens mĂȘme ; la lumiĂšre pĂ©nĂštre dans son esprit ; en mĂȘme temps la fraternitĂ© pratique, la fraternitĂ© qu’on ne dĂ©crĂšte pas, la fraternitĂ© qu’on n’écrit pas sur les murs, la fraternitĂ© qui naĂźt du fond des choses et de l’identitĂ© rĂ©elle des destinĂ©es humaines, commence Ă  germer dans toutes les Ăąmes, dans l’ñme du riche comme dans l’ñme du pauvre ; partout, en haut, en bas, on se penche les uns vers les autres avec cette inexprimable soif de concorde qui marque la fin des dissensions civiles. (Oui ! oui !) La sociĂ©tĂ© veut se remettre en marche aprĂšs cette halte au bord d’un abĂźme. Eh bien ! messieurs, jamais, jamais moment ne fut plus propice, mieux choisi, plus clairement indiquĂ© par la providence pour accomplir, aprĂšs tant de colĂšres et de malentendus, la grande Ɠuvre qui est votre mission, et qui peut, tout entiĂšre, s’exprimer dans un seul mot : RĂ©conciliation. (Sensation prolongĂ©e.)

Messieurs, la proposition de M. de Melun va droit Ă  ce but.

VoilĂ , selon moi, le sens vrai et complet de cette proposition, qui peut, du reste, ĂȘtre modifiĂ©e en bien et perfectionnĂ©e.

Donner Ă  cette assemblĂ©e pour objet principal l’étude du sort des classes souffrantes, c’est-Ă -dire le grand et obscur problĂšme posĂ© par FĂ©vrier, environner cette Ă©tude de solennitĂ©, tirer de cette Ă©tude approfondie toutes les amĂ©liorations pratiques et possibles ; substituer une grande et unique commission de l’assistance et de la prĂ©voyance publique Ă  toutes les commissions secondaires qui ne voient que le dĂ©tail et auxquelles l’ensemble Ă©chappe ; placer cette commission trĂšs haut, de maniĂšre Ă  ce qu’on l’aperçoive du pays entier (mouvement) ; rĂ©unir les lumiĂšres Ă©parses, les expĂ©riences dissĂ©minĂ©es, les efforts divergents, les dĂ©vouements, les documents, les recherches partielles, les enquĂȘtes locales, toutes les bonnes volontĂ©s en travail, et leur crĂ©er ici un centre, un centre oĂč aboutiront toutes les idĂ©es et d’oĂč rayonneront toutes les solutions ; faire sortir piĂšce Ă  piĂšce, loi Ă  loi, mais avec ensemble, avec maturitĂ©, des travaux de la lĂ©gislature actuelle le code coordonnĂ© et complet, le grand code chrĂ©tien de la prĂ©voyance et de l’assistance publique ; en un mot, Ă©touffer les chimĂšres d’un certain socialisme sous les rĂ©alitĂ©s de l’évangile (vive approbation) ; voilĂ , messieurs, le but de la proposition de M. de Melun, voilĂ  pourquoi je l’appuie Ă©nergiquement. (M. de Melun fait un signe d’adhĂ©sion Ă  l’orateur.)

Je viens de dire : les chimĂšres d’un certain socialisme, et je ne veux rien retirer de cette expression, qui n’est pas mĂȘme sĂ©vĂšre, qui n’est que juste. Messieurs, expliquons-nous cependant. Est-ce Ă  dire que, dans cet amas de notions confuses, d’aspirations obscures, d’illusions inouĂŻes, d’instincts irrĂ©flĂ©chis, de formules incorrectes, qu’on dĂ©signe sous ce nom vague et d’ailleurs fort peu compris de socialisme, il n’y ait rien de vrai, absolument rien de vrai ?

Messieurs, s’il n’y avait rien de vrai, il n’y aurait aucun danger. La sociĂ©tĂ© pourrait dĂ©daigner et attendre. Pour que l’imposture ou l’erreur soient dangereuses, pour qu’elles pĂ©nĂštrent dans les masses, pour qu’elles puissent percer jusqu’au cƓur mĂȘme de la sociĂ©tĂ©, il faut qu’elles se fassent une arme d’une partie quelconque de la rĂ©alitĂ©. La vĂ©ritĂ© ajustĂ©e aux erreurs, voilĂ  le pĂ©ril. En pareille matiĂšre, la quantitĂ© de danger se mesure Ă  la quantitĂ© de vĂ©ritĂ© contenue dans les chimĂšres. (Mouvement.)

Eh bien, messieurs, disons-le, et disons-le prĂ©cisĂ©ment pour trouver le remĂšde, il y a au fond du socialisme une partie des rĂ©alitĂ©s douloureuses de notre temps et de tous les temps (chuchotements) ; il y a le malaise Ă©ternel propre Ă  l’infirmitĂ© humaine ; il y a l’aspiration Ă  un sort meilleur, qui n’est pas moins naturelle Ă  l’homme, mais qui se trompe souvent de route en cherchant dans ce monde ce qui ne peut ĂȘtre trouvĂ© que dans l’autre. (Vive et unanime adhĂ©sion.) Il y a des dĂ©tresses trĂšs vives, trĂšs vraies, trĂšs poignantes, trĂšs guĂ©rissables. Il y a enfin, et ceci est tout Ă  fait propre Ă  notre temps, il y a cette attitude nouvelle donnĂ©e Ă  l’homme par nos rĂ©volutions, qui ont constatĂ© si hautement et placĂ© si haut la dignitĂ© humaine et la souverainetĂ© populaire ; de sorte que l’homme du peuple aujourd’hui souffre avec le sentiment double et contradictoire de sa misĂšre rĂ©sultant du fait et de sa grandeur rĂ©sultant du droit. (Profonde sensation.)

C’est tout cela, messieurs, qui est dans le socialisme, c’est tout cela qui s’y mĂȘle aux passions mauvaises, c’est tout cela qui en fait la force, c’est tout cela qu’il faut en ĂŽter.

Voix nombreuses. ― Comment ?

M. Victor Hugo. ― En Ă©clairant ce qui est faux, en satisfaisant ce qui est juste. (C’est vrai !) Une fois cette opĂ©ration faite, faite consciencieusement, loyalement, honnĂȘtement, ce que vous redoutez dans le socialisme disparaĂźt. En lui retirant ce qu’il a de vrai, vous lui retirez ce qu’il a de dangereux. Ce n’est plus qu’un informe nuage d’erreurs que le premier souffle emportera. (Mouvements en sens divers.)

Trouvez bon, messieurs, que je complĂšte ma pensĂ©e. Je vois Ă  l’agitation de l’assemblĂ©e que je ne suis pas pleinement compris. La question qui s’agite est grave. C’est la plus grave de toutes celles qui peuvent ĂȘtre traitĂ©es devant vous.

Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut dĂ©truire la misĂšre. (RĂ©clamations. ― Violentes dĂ©nĂ©gations Ă  droite.)

Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis dĂ©truire. (Nouveaux murmures Ă  droite.) La misĂšre est une maladie du corps social comme la lĂšpre Ă©tait une maladie du corps humain ; la misĂšre peut disparaĂźtre comme la lĂšpre a disparu. (Oui ! oui ! Ă  gauche.) DĂ©truire la misĂšre ! oui, cela est possible. Les lĂ©gislateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matiĂšre, tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas rempli. (Sensation universelle.)

La misĂšre, messieurs, j’aborde ici le vif de la question, voulez-vous savoir oĂč elle en est, la misĂšre ? Voulez-vous savoir jusqu’oĂč elle peut aller, jusqu’oĂč elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas au moyen Ăąge, je dis en France, je dis Ă  Paris, et au temps oĂč nous vivons ? Voulez-vous des faits ?

Il y a dans Paris
 (L’orateur s’interrompt.)

Mon Dieu, je n’hĂ©site pas Ă  les citer, ces faits. Ils sont tristes, mais nĂ©cessaires Ă  rĂ©vĂ©ler ; et tenez, s’il faut dire toute ma pensĂ©e, je voudrais qu’il sortĂźt de cette assemblĂ©e, et au besoin j’en ferai la proposition formelle, une grande et solennelle enquĂȘte sur la situation vraie des classes laborieuses et souffrantes en France. Je voudrais que tous les faits Ă©clatassent au grand jour. Comment veut-on guĂ©rir le mal si l’on ne sonde pas les plaies ? (TrĂšs bien ! trĂšs bien !)

Voici donc ces faits.

Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l’émeute soulevait naguĂšre si aisĂ©ment, il y a des rues, des maisons, des cloaques, oĂč des familles, des familles entiĂšres, vivent pĂȘle-mĂȘle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n’ayant pour lits, n’ayant pour couvertures, j’ai presque dit pour vĂȘtements, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassĂ©s dans la fange du coin des bornes, espĂšce de fumier des villes, oĂč des crĂ©atures humaines s’enfouissent toutes vivantes pour Ă©chapper au froid de l’hiver. (Mouvement.)

VoilĂ  un fait. En voici d’autres. Ces jours derniers, un homme, mon Dieu, un malheureux homme de lettres, car la misĂšre n’épargne pas plus les professions libĂ©rales que les professions manuelles, un malheureux homme est mort de faim, mort de faim Ă  la lettre, et l’on a constatĂ©, aprĂšs sa mort, qu’il n’avait pas mangĂ© depuis six jours. (Longue interruption.) Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore ? Le mois passĂ©, pendant la recrudescence du cholĂ©ra, on a trouvĂ© une mĂšre et ses quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans les dĂ©bris immondes et pestilentiels des charniers de Montfaucon ! (Sensation.)

Eh bien, messieurs, je dis que ce sont lĂ  des choses qui ne doivent pas ĂȘtre ; je dis que la sociĂ©tĂ© doit dĂ©penser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volontĂ©, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisĂ©, engagent la conscience de la sociĂ©tĂ© tout entiĂšre ; que je m’en sens, moi qui parle, complice et solidaire (mouvement), et que de tels faits ne sont pas seulement des torts envers l’homme, que ce sont des crimes envers Dieu ! (Sensation prolongĂ©e.)

VoilĂ  pourquoi je suis pĂ©nĂ©trĂ©, voilĂ  pourquoi je voudrais pĂ©nĂ©trer tous ceux qui m’écoutent de la haute importance de la proposition qui vous est soumise. Ce n’est qu’un premier pas, mais il est dĂ©cisif. Je voudrais que cette assemblĂ©e, majoritĂ© et minoritĂ©, n’importe, je ne connais pas, moi, de majoritĂ© et de minoritĂ© en de telles questions ; je voudrais que cette assemblĂ©e n’eĂ»t qu’une seule Ăąme pour marcher Ă  ce grand but, Ă  ce but magnifique, Ă  ce but sublime, l’abolition de la misĂšre ! (Bravo ! ― Applaudissements.)

Et, messieurs, je ne m’adresse pas seulement Ă  votre gĂ©nĂ©rositĂ©, je m’adresse Ă  ce qu’il y a de plus sĂ©rieux dans le sentiment politique d’une assemblĂ©e de lĂ©gislateurs. Et, Ă  ce sujet, un dernier mot, je terminerai par lĂ .

Messieurs, comme je vous le disais tout Ă  l’heure, vous venez, avec le concours de la garde nationale, de l’armĂ©e et de toutes les forces vives du pays, vous venez de raffermir l’état Ă©branlĂ© encore une fois. Vous n’avez reculĂ© devant aucun pĂ©ril, vous n’avez hĂ©sitĂ© devant aucun devoir. Vous avez sauvĂ© la sociĂ©tĂ© rĂ©guliĂšre, le gouvernement lĂ©gal, les institutions, la paix publique, la civilisation mĂȘme. Vous avez fait une chose considĂ©rable
 Eh bien ! vous n’avez rien fait ! (Mouvement.)

Vous n’avez rien fait, j’insiste sur ce point, tant que l’ordre matĂ©riel raffermi n’a point pour base l’ordre moral consolidĂ© ! (TrĂšs bien ! trĂšs bien ! ― Vive et unanime adhĂ©sion.) Vous n’avez rien fait tant que le peuple souffre ! (Bravos Ă  gauche.) Vous n’avez rien fait tant qu’il y a au-dessous de vous une partie du peuple qui dĂ©sespĂšre ! Vous n’avez rien fait, tant que ceux qui sont dans la force de l’ñge et qui travaillent peuvent ĂȘtre sans pain ! tant que ceux qui sont vieux et qui ont travaillĂ© peuvent ĂȘtre sans asile ! tant que l’usure dĂ©vore nos campagnes, tant qu’on meurt de faim dans nos villes (mouvement prolongĂ©), tant qu’il n’y a pas des lois fraternelles, des lois Ă©vangĂ©liques qui viennent de toutes parts en aide aux pauvres familles honnĂȘtes, aux bons paysans, aux bons ouvriers, aux gens de cƓur ! (Acclamation.) Vous n’avez rien fait, tant que l’esprit de rĂ©volution a pour auxiliaire la souffrance publique ! Vous n’avez rien fait, rien fait, tant que, dans cette Ɠuvre de destruction et de tĂ©nĂšbres qui se continue souterrainement, l’homme mĂ©chant a pour collaborateur fatal l’homme malheureux !

Vous le voyez, messieurs, je le rĂ©pĂšte en terminant, ce n’est pas seulement Ă  votre gĂ©nĂ©rositĂ© que je m’adresse, c’est Ă  votre sagesse, et je vous conjure d’y rĂ©flĂ©chir. Messieurs, songez-y, c’est l’anarchie qui ouvre les abĂźmes, mais c’est la misĂšre qui les creuse. (C’est vrai ! c’est vrai !) Vous avez fait des lois contre l’anarchie, faites maintenant des lois contre la misĂšre ! (Mouvement prolongĂ© sur tous les bancs. ― L’orateur descend de la tribune et reçoit les fĂ©licitations de ses collĂšgues.)
 
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Anonyme
Le temps passe... qu'est-ce qui à changé ? ...

1) M. de Melun avait proposĂ© Ă  l’assemblĂ©e lĂ©gislative, au dĂ©but de ses travaux, de « nommer dans les bureaux une commission de trente membres, pour prĂ©parer et examiner les lois relatives Ă  la prĂ©voyance et Ă  l’assistance publique ».
Le rapport sur cette proposition fut dĂ©posĂ© Ă  la sĂ©ance du 23 juin 1849. La discussion s’ouvrit le 9 juillet suivant.
Victor Hugo prit le premier la parole. Il parla en faveur de la proposition, et demanda que la pensée en fût élargie et étendue.

Ce dĂ©bat fut caractĂ©risĂ© par un incident utile Ă  rappeler. Victor Hugo avait dit : « Je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut dĂ©truire la misĂšre. »

Son assertion souleva de nombreuses dĂ©nĂ©gations sur les bancs du cĂŽtĂ© droit. M. Poujoulat interrompit l’orateur : « C’est une erreur profonde ! » s’écria-t-il. Et M. BenoĂźt d’Azy soutint, aux applaudissements de la droite et du centre, qu’il Ă©tait impossible de faire disparaĂźtre la misĂšre. La proposition de M. de Melun fut votĂ©e Ă  l’unanimitĂ©...
 

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