Quelle issue à la guerre en Ukraine? Alors que les tensions sont à leur comble, une «finlandisation» de l’Ukraine — forme de compromis à travers une neutralité imposée, qui permettrait à Kiev de préserver sa souveraineté, et à la Russie de maintenir ses intérêts sécuritaires — permettrait-elle de pacifier la guerre et de mettre fin à l’escalade de la violence? Au cours des pourparlers, l’Ukraine a finalement rejeté l’idée d’un modèle de neutralité
à l’autrichienne ou à la suédoise. Un tel modèle de neutralité est-il viable? Depuis l’invasion de l’Ukraine, la Finlande — à l’origine du concept de finlandisation et qui partage une frontière de 1’340 kilomètres avec la Russie — envisage de rejoindre l’alliance militaire de l’OTAN. Cyrille Bret, chercheur associé à l’institut Notre Europe Jacques Delors, enseignant à Sciences Po Paris et directeur d’EurasiaProspective, livre son analyse à
Heidi.news. Heidi.news — Qu’entend-on par «finlandisation» et quelle est l’origine de ce terme?
Cyrille Bret — La «finlandisation» est un type de neutralité bien différent de la neutralité helvétique. Elle est récente et subie suite à une série de défaite par la Finlande: ce concept diplomatique et stratégique est peu apprécié des Finlandais eux-mêmes. La notion de «finlandisation» dérive de la situation géopolitique de la Finlande pendant la Deuxième Guerre Mondiale puis la Guerre Froide. Après avoir mené deux guerres contre l’URSS (en 1939-1940 et en 1941-1944), la Finlande, vaincue, se voit contrainte de mener une politique étrangère compatible avec son voisin soviétique.
A quelque part, c’est une forme de troc pour la Finlande: l’URSS ne cherche pas à en faire un régime communiste et à l’intégrer au Pacte de Varsovie mais, en échange, la Finlande s’abstient de rejoindre l’OTAN et veille à rester neutre dans la Guerre Froide. La «finlandisation» est donc une sorte de «non-alignement» involontaire et contraint. Il est aujourd’hui employé, notamment par Nicole Gnesotto et Hubert Vedrine, pour qualifier la situation de pays qui, tout en étant indépendants, sont empêchés de mener une politique étrangère véritablement autonome en raison même de leur situation géopolitique.
En quoi la démilitarisation de la Finlande a-t-elle impacté le pays?
La Finlande a été profondément marquée, d’abord par l’intégration dans l’empire tsariste au 19ᵉ siècle, puis par les guerres très dures menées par les Soviétiques, et enfin par la perte de la Carélie au profit aujourd’hui de la Fédération de Russie. La neutralité imposée par l’URSS a durablement marqué les esprits, l’opinion et les élites. Ainsi, critiquer la Russie est mal admis. L’autocensure sur le sujet reste importante, comme la méfiance envers l’OTAN. Les sanctions contre la Russie ne font pas l’objet d’un large soutien. La question de l’adhésion à l’OTAN est particulièrement problématique pour les Finlandais – ils la redoutent comme un alignement sur les Etats-Unis et comme une provocation envers la Russie.
Les demandes actuelles de la Russie correspondent-elles à une «finlandisation» de l’Ukraine?
Soyons clairs, la Russie cherche aujourd’hui la «dénazification» et la «neutralisation» de l’Ukraine, pas sa «finlandisation». C’est pour cette raison qu’elle mène une offensive militaire massive et meurtrière. Ce sont les Occidentaux qui, avant le conflit, cherchaient à désarmer l’hostilité russe en proposant une « finlandisation » de l’Ukraine. Aujourd’hui, une fois les hostilités conclues, la finlandisation de l’Ukraine sera imposée par les armes et sera donc subie, non choisie par les Ukrainiens. Au mieux, l’Ukraine connaîtra une finlandisation forcée.
Ces conditions sont-elles acceptables pour l’Ukraine?
Certainement pas. Les deux présidents pro-occidentaux qui se sont succédé au pouvoir à Kiev, M. Prochenko et M. Zelensky ont toujours refusé de réduire les marges d’action diplomatiques, stratégiques et militaires du pays. Ils ont constamment revendiqué pour leur pays le droit de mener une politique étrangère autonome de la Russie. C’est ce qui les a conduits également à refuser tout compromis avec la Russie sur l’adhésion à l’OTAN. Loin d’être envisagée par l’actuel président ukrainien, la finlandisation ne peut aujourd’hui qu’être repoussée. En effet, les Ukrainiens subissant de nombreuses frappes sur les villes, ils ne sont plus disposés à des compromis du type «finlandisation».
Est-ce que la «finlandisation» de l’Ukraine pourrait être une issue au conflit?
Cela aurait pu être la solution avant le lancement de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie et la mort de plusieurs centaines de civils. En effet, l’Ukraine avait alors un pari géopolitique risqué à tenter : échanger sa neutralité, sa renonciation à l’adhésion à l’OTAN et une démilitarisation relative, contre le retrait du soutien russe aux séparatistes du Bassin du Don, dans le Donbass, et contre la restitution de la Crimée à l’Ukraine.
Dans la période intermédiaire entre la révolution de Maidan (2014) et l’invasion russe (2022), la promesse d’une neutralité constitutionnellement garantie et soutenue par les puissances européennes parties aux accords de Minsk (Allemagne, France) aurait eu du sens, car elle aurait constitué une concession significative pour l’Ukraine. Face à une telle proposition, la Russie aurait été privée d’une partie des raisons (ou des prétextes) pour attaquer l’Ukraine.
Désormais, une neutralité ukrainienne et un désarmement de la part de l’Ukraine auraient une tonalité complètement différente. Elles ne seraient plus consenties en échange du rétablissement de la souveraineté interne du pays. Elles seraient imposées par l’envahisseur et placeraient l’Ukraine à la merci d’une nouvelle attaque sans avoir les moyens de résister. Aujourd’hui, la «finlandisation» de l’Ukraine est inacceptable pour le président Zelensky et pour l’opinion publique ukrainienne. La neutralité serait une capitulation.
La Finlande considère une adhésion à l’OTAN. Quelles seraient les conséquences pour ses relations avec la Russie et en quoi cela impacterait-il l’Ukraine?
Sous le coup de la peur, certains Finlandais ont appelé à reconsidérer la neutralité finlandaise et à adhérer à l’OTAN. La Finlande est liée à l’Alliance atlantique, mais à travers le Partenariat pour la paix, pas à travers une adhésion directe. Aujourd’hui, la situation en Finlande, mais aussi en Suède et en Irlande, pose la question de la possibilité de la neutralité en Europe.
La polarisation de l’Europe autour de ce conflit dramatique rend la neutralité de plus en plus difficile, comme en attestent les mesures historiques décidées par la Confédération helvétique en matière de sanctions à l’égard de la Russie. Les Finlandais seront, eux aussi, partagés entre ceux qui souhaitent se doter de la protection américaine et ceux qui veulent éviter toute provocation à l’égard de la Russie. Un retour à la Guerre Froide, en somme.